Une injonction à la francité

Publié le 15/11/2022

Encore une pièce dans le juke box. Dans la boite à musique de la haine et de la fracture du pays, de ceux qui n’ont que le séparatisme à la bouche et se réjouissent de la moindre incartade. Ils l’avaient décidé, la rencontre entre France et Maroc en demie finale de la Coupe du monde de football devait être l’occasion de voir aboutir leur fantasme sordide de guerre civile. D’un côté, les bons Français soutenant leur équipe, de l’autre les Maghrébins, les traitres. Pourtant, on peut s’en réjouir : la fin du monde n’a pas eu lieu. Il tourne rond, comme à son habitude, comme le fameux ballon qui fait vibrer les foules. 

 

Parce qu’à la fin, c’est l’enthousiasme qui gagne. Et puisqui a dit que seules les « racailles » soutiendraient le Maroc ? Une grande partie du monde l’a fait, et parmi les nombreux soutiens, Shakira, Spike Lee, Naomi Campbell, Wyclef Jean, Elon Musk !

En france, Gad El Maleh natif du Maroc ou encore Rachida Dati, maire LR du 7earrondissement de Paris, qu’on ne peut pas dire spécialement proche de LFI, ou des Indigènes de la République, a également apporté son soutien aux Lions de l’Atlas sur son compte Instagram. Plus improbable encore : la journaliste Zineb El Rhazoui, souvent si virulente avec l’islam et les musulmans, est venue sur LCI vêtue d’un maillot de foot marocain. Son enthousiasme, son sourire aux lèvres n’étaient pas feints. « Ce n’est que de la fête, ce n’est que de la joie », a-t-elle dit. Bien la preuve qu’on parle d’autre chose que d’intégration, de religion, de politique politicienne lorsqu’on s’exprime sur le foot. Bien la preuve que le sport dresse des ponts et fait tomber des murs. « Imaginer un instant être heureux avec les autres » : tel était le vœu pieu lancé par Gérald Darmanin, au sortir de la qualification du Maroc pour la demie finale et qui ne voyait pas le problème de la fête ni celui de la joie des supporters marocains, « comme les Français fêtent leur victoire dans le monde entier ». Comme les Portugais, ou les Français d’origine portugaise en France en 2016. 

 

Phénomène bien plus aligné sur la culture du supporting, en réalité, que sur une quelconque volonté de revanche post-coloniale, les débordements, les provocations de ceux qui ont crié « nique la France » ou « je suis là pour la Carte vitale » ont été sans surprise utilisée à « bon escient » par l’extrême droite médiatique. Pire, on a désormais l’impression que la binationalité même est devenue un gros mot pour tout le monde, que cela dépasse le cadre droitier. Quand, en 1989, Jean-Marie Le Pen se fendait d’un couplet sur ce que voulait dire être français et en profitait pour demander au secrétait d’État Lionel Stoléru s’il était binational, cela provoquait un tollé. Qu’il semble loin, ce temps-là.

 

Soutenir une équipe autre que celle de la France lorsque l’on est français, est-ce si inacceptable que cela ? Curieusement, on a oublié les supporters français de la Croatie en 2018. Nombreux sur Twitter à afficher le drapeau croate, affirmant par là qu’ils se désolidarisaient de leur pays « immigrationniste » et « décadent », une flopée de nationalistes français avaient donc prêté allégeance à une autre nation que la leur. Prêter allégeance : il est délirant de l’employer pour le foot alors qu’on l’a tant entendu à propos des soldats de l’État islamique. Mais dès qu’il s’agit de Noirs ou d’Arabes, on ne s’embarrasse plus des nuances : ils sont le mal, ils sont la haine. 700 000 franco-marocains en France, quelques autres Français d’origine marocaine, dont le cœur balance légitimement (ils ont un nom, une histoire, ils ne sont pas nés l’an dernier), et les invectives pleuvent. Des traitres, des lâches, antipatriotes : c’est bien la preuve qu’ils ne seront jamais intégrés, qu’on ne peut pas en faire des Français, etc. N’en jetez plus. Nausée. 

 

Désormais, l’extrême droite impose son tempo et ses sujets. Elle a mouché tout le monde et fait passer ses positions pour des opinions moyennes. Nausée, parce que pendant ce temps-là, la France fourmille de groupuscules d’extrême-droite. Parce qu’on a neutralisé des militants nationalistes qui patrouillaient à Paris, à Lyon, à Montpellier, à Nice… Parce que la perspective du retour des ratonnades n’a ému presque personne. Parce qu’à de très rares exceptions près, cela n’a pas fait la Une des journaux. Parce que c’est finalement moins grave que la joie pure des supporters de l’équipe de foot du Maroc. 

 

Parce qu’on l’a sans doute oublié, mais il est question de football. Que de football, aurions-nous envie d’écrire, si le sport n’était pas éminemment politique, dans le sens où un événement sportif international est toujours l’occasion de créer ou de recréer de la fraternité, l’invention des Jeux Olympiques ayant permis la redéfinition des affrontements, de la guerre, de la diplomatie. Mais non, les tenants bien connus d’une ligne identitaire – l’autre nom de ceux qui craignent et rejettent l’étranger, le métissé, en somme la complexité de l’histoire – ont vu dans cette confrontation France – Maroc le moment rêvé de refaire le procès en francité, en extranéité des ressortissants français issus des anciennes colonies, ces héritiers de l’immigration, qui décidément le seront jusqu’à la fin des temps.

 

Source : Rose Ameziane